Le stoïcisme, une philosophie gréco-romaine

Le stoïcisme, une philosophie gréco-romaine

Une sagesse toujours d'actualité

Page modifiée le 22 janvier 2024.



Si, des origines à l'époque néronienne, une vision à peu près identique de l'homme sous-tend les oeuvres, Sénèque modifie et enrichit cette vision. L'originalité du philosophe romain, et sa modernité, consistent certainement dans l'intérêt qu'il porte [...] à la vie intérieure, à la psychologie, à l'individu, à la personne.

Jean-Claude Fredouille, Littérature latine, PUF, 1993, page 483.




Source : Estatua de Séneca par Amadeo Ruiz Olmos, sous licence Wikimedia Commons.

Statue de Sénèque à Cordoue, sa ville natale.



Le stoïcisme, une philosophie gréco-romaine

Mortem semper cogita ut numquam timeas.

(« Songe toujours à la mort en sorte que tu ne la craignes jamais. »)

Absolutum humanae naturae bonum corporis et animi pace contentum est.

(« Le bien absolu de la nature humaine réside entièrement dans la paix de l'âme [vrai bien] et du corps [préférable]. »)


Logique

Physique

Ethique

Style

Stoïcisme et christianisme

Conseils d'Epictète



Le stoïcisme (ou philosophie du Portique, du grec Stoa) connaît une large diffusion dans l’empire romain, de l’esclave au sénateur, de l’amateur cultivé à l’intellectuel éclairé. Il naît en Grèce à la fin du IVe siècle av. J.-C., où, à Athènes, Zénon de Citium (Chypre) fonde une école qui développe une science en vue de découvrir les règles universelles de la conduite humaine par la raison, l’intelligible pénétrant le sensible. Ses disciples les plus fameux sont des rivaux : Ariston de Chio et Cléanthe d’Assos ; tandis que le premier valorise surtout la dimension éthique, le second met tous les aspects de la doctrine (logique, physique, éthique) sur le même plan, ce qui assure, pendant longtemps, le succès de ses thèses, approfondies et perpétuées par son successeur, Chrysippe de Soles, au IIIe siècle av. J.-C.

Cependant, aux IIe et Ier siècles av. J.-C., Panetius, puis Posidonius assouplissent le dogme (notamment en admettant qu’on ne peut combattre l’irrationnel que par des moyens de même nature) et l'adaptent aux idéaux romains pour le rendre plus pratique et plus accessible. Entre autres, Posidonius divise les arts en quatre catégories : les arts vulgaires ou artisanaux, qui ne servent qu'à l'aménagement matériel de l'existence ; les arts d'agrément, qui ne visent que le simple plaisir des sens ; les arts éducateurs, qui ont pour objet la formation académique ; les arts libéraux, c'est-à-dire les arts vraiment dignes d'un homme libre, qui, par la philosophie, mènent à la sagesse.

Aux Ier et IIe siècles apr. J.-C., Sénèque, Musonius Rufus et Epictète, sans négliger les études théoriques, placent, de nouveau, au premier rang l’éthique, dont l’empereur Marc Aurèle, dans ses célèbres Pensées, se soucie particulièrement.

Finalement, bien que l’empereur Hadrien ait créé une chaire de philosophie stoïcienne à Rome, ce courant de pensée décline lentement au IIIe siècle, tout en conservant, au travers du christianisme, une influence jusqu’à nos jours.


La logique, la physique et l’éthique stoïciennes sont interdépendantes et étroitement liées par la raison dans le vécu et les exercices du sage. On peut comparer la doctrine, par exemple, à un champ cultivé, où l’enclos figure la logique (cadre), la terre la physique (source) et les plantes l’éthique (fruit). Alors que la logique organise la conscience, la physique, en montrant que le réel est rationnel, ouvre la voie à l'éthique.


La logique stoïcienne comprend la rhétorique, qui permet d’argumenter et de persuader sans recourir aux émotions (ce qui conduit à un manque d'éloquence, critiqué par Cicéron, mais auquel remédie Sénèque par son style), et la dialectique, qui permet de discerner le vrai du faux, et ce qui n’est ni vrai ni faux, matière dans laquelle les stoïciens élaborent la théorie originale et complexe des indémontrables. Ils comptent cinq espèces de jugements composés : hypothétique (« s’il fait clair, il fait jour »), conjonctif (« il fait clair et il fait jour »), disjonctif (« ou il fait jour ou il fait nuit »), causal (« parce qu’il fait jour, il fait clair »). Pour les stoïciens, le critère de la vérité est la représentation compréhensive (ou cognitive) qui est complètement adéquate à son objet. En somme, ils envisagent toujours un rapport rationnel entre des faits appréhendés par les sens et exprimés par le langage.


La physique stoïcienne considère le cosmos (« le monde en ordre ») comme un être vivant (divin pour le panthéiste Sénèque), doué d’une âme (seule divine pour le théiste Chrysippe), un souffle (pneuma) igné, maintenant une cohésion plus ou moins dense par tension du chaud (qui dilate) et du froid (qui contracte), et comme un tout fini, constitué des quatre éléments fondamentaux : le feu, l’air, l’eau et la terre (dans l’ordre de leur production), régi par deux principes : un principe passif inerte (eau, terre) et un principe actif divin (feu, air) qui mène le monde en cycles de résorption et de régénération (palingénésie) selon une succession absolument rationnelle de causes (corporelles) et d’effets (incorporels) sur les corps, forces pas nécessairement matérielles, seuls capables de subir et d’agir. Sont incorporels le vide (qui entoure le cosmos), l’espace (occupé par les corps), le temps, la pensée, le discours, les événements (dont les effets). Cela dit, les stoïciens n’attribuent une âme (représentation, inclination) qu’aux animaux et la raison (connaissance, jugement, assentiment) qu’aux humains, lesquels, devant respecter l'équilibre naturel, ne doivent pas faire souffrir inutilement les animaux, mais ne peuvent leur accorder de droits, car ceux-ci requièrent la réciprocité.


Dans ce contexte, la nature humaine s’avère, corps et âme, similaire à celle du dieu suprême, et, quoiqu’imparfaite, peut approcher de la perfection divine. En effet, bien que déterminé par le destin, l’être humain dispose d’une certaine marge de liberté : un homme tiré par une corde (causes externes ou objectives) a le choix (causes internes ou subjectives) entre résister, se laisser traîner ou marcher au rythme imposé, ce qui est moins douloureux. Par sa résolution, l'être humain a donc une responsabilité morale et la possibilité de s’améliorer, même si celui qui n’est pas tout à fait sage demeure insensé : une flèche (un effort) ne touche pas sa cible (la sagesse) qu’elle la manque de beaucoup ou de peu. Il est néanmoins préférable de s'entraîner à ajuster son tir !

Mais si l’univers est gouverné par un être tout-puissant incarnant la Raison, comment justifier la présence du mal, outre celui dû à la liberté humaine ? Dans une tentative de théodicée, Chrysippe de Soles affirme que le mal est nécessaire : d’après lui, tout d’abord, une chose ne peut exister sans son contraire, donc le bien sans le mal ; ensuite, les voies suivies par la puissance divine afin d'établir le bien comportent forcément des inconvénients. Sénèque rappelle (De providentia et De vita beata) que le vrai mal, comme le vrai bien, est uniquement d'ordre moral, et ajoute que les autres « maux » sont des épreuves pour l'homme de bien*, des obstacles à surmonter en vue de prouver sa valeur.

* Dans sa lettre 75 à Lucilius, Sénèque détaille trois étapes dans la progression de l'homme de bien vers la sagesse : la première consiste à s'attaquer à ses vices ; la deuxième, à s'en débarrasser, mais en pouvant encore y retomber ; la troisième, à exclure tout risque de rechute, mais en continuant à subir des affections, ce qui le sépare du sage, lequel est totalement libéré.

Au fond, le but de l’éthique stoïcienne est de vivre en accord avec sa nature propre, qui est d’essence divine. En partant de ses inclinations (dont la première est celle de la conservation et de la santé), l’être humain peut parvenir au bonheur par la raison et la volonté. Une existence heureuse, libre et épanouie, réside dans l’absence de troubles (l’ataraxie), en refusant de consentir aux passions (tout état affectif nuisible, à commencer par la crainte de la mort), en comprenant et en acceptant les événements qui surviennent, à bien distinguer ce qui dépend de soi (le jugement, l'assentiment, la volonté et la manière d'agir) et ce qui n’en dépend pas (devant être indifférent, avec des préférables), à s’efforcer de réaliser un idéal moral par l’action des quatre vertus canoniques du stoïcisme (justice, courage, tempérance*, prudence). Toutefois, plus que de perfectionnement, il s’agit d’accomplir une mutation qui transforme l’individu en être entièrement guidé par la raison (étincelle divine), c'est-à-dire vivant dans la cohérence avec soi et en harmonie avec le Tout.

* Platon, dans le Phèdre, définit ainsi la tempérance : « […] en chacun de nous, il y a deux tendances qui nous gouvernent […] : l'une, qui est innée, est le désir des plaisirs ; l'autre, qui est acquise, est l'aspiration au meilleur. Or, ces deux tendances tantôt s'accordent, tantôt se combattent. […] Quand une opinion rationnelle menant à ce qu'il y a de meilleur domine, cette domination s'appelle tempérance. » (Cf. Platon, Oeuvres complètes, Flammarion, 2011, page 1255.)


(Avertissement à propos de la traduction des citations de Sénèque : si la poésie est difficilement traduisible, la prose de Sénèque ne l'est pas moins, et sa traduction en français n'en rend pas toute la beauté, notamment celle du rythme. En outre, il faut ajouter que Sénèque, à la suite de Cicéron, a précisé le vocabulaire latin de la philosophie stoïcienne, jusqu'alors exprimée en grec.)

Dans De vita beata, Sénèque écrit : Beata est ergo vita conveniens naturæ suæ, quæ non aliter contingere potest quam si primum sana mens* est, et in perpetua possessione sanitatis suæ ; deinde, si fortis ac vehemens, tum pulcherrima et patiens, apta temporibus, corporis sui pertinentiumque ad id curiosa, non anxie tamen, tunc diligens aliarum rerum quæ vitam instruunt, sine admiratione cujusquam, usura fortunæ muneribus, non servitura. […] Tunc enim pura mens est, et soluta omnibus malis, quum non tantum lacerationes, sed etiam vellicationes effugerit, statura semper ubi constitit, ac sedem suam, etiam irata et infestante fortuna vindicatura.

Ma traduction : « Heureuse est donc la vie s’accordant avec sa nature propre, laquelle vie ne peut se réaliser autrement que si d’abord l’esprit* est sain et en possession permanente de sa santé ; si ensuite il est fort et énergique, puis très beau et patient, s’ajustant aux circonstances, prenant soin de son corps et de ce qui s’y rapporte, toutefois sans anxiété, puis s’occupant des autres choses qui soutiennent la vie, sans étonnement pour aucune, devant se servir des dons de la fortune, ne devant pas s’y asservir. […] Il n’est d’esprit serein et dégagé de toute affliction que celui qui, échappant aux plaies déchirantes comme aux moindres égratignures, reste à jamais ferme où il s’est placé, certain de garder son assiette en dépit des colères et des assauts de la fortune. »

* Selon mon dictionnaire Gaffiot (Hachette, 1934, pages 966-967), mens/mentis, dont la racine men signifie « penser » (d'après Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Klincksieck, 1ère édition 1932), c'est, d'abord, la faculté intellectuelle, l'intelligence, la raison, le bon sens ; c'est, ensuite, en général, l'esprit, la pensée, la réflexion, et, en particulier, une disposition d'esprit, une intention. Ce terme se trouve souvent associé à animus/i, qu'on peut traduire par « âme », car principe distinct du corps, qui préside à l'activité d'un être humain, comme l'indique Cicéron : Quae pars animi mens vocatur (« Cette partie de l'âme qu'on appelle l'esprit »). Précisons qu'animus/i (mot masculin), en tant que siège de la pensée, donc l'âme au sens moral, s'oppose à anima/ae (mot féminin), qui désigne le souffle, le principe vital, donc l'âme au sens physique. Ainsi, l'anima distingue les êtres vivants des choses (inanimées !) tandis que l'animus distingue l'être humain de l'animal. Néanmoins, dès le Ier siècle, animus tend à être remplacé par spiritus, usage qui se généralise plus tard dans le langage de l'Eglise (cf. Ernout et Meillet, op. cit.). En effet, spiritus, « le souffle de l'air », acquiert vite le sens figuré de « souffle créateur, inspiration », et, déjà, Cicéron le relie aux dieux : Poeta quasi divino quodam spiritu inflatur (« Le poète est en quelque sorte inspiré par un souffle vraiment divin »).


N.B. 1 Un autre exemple du style de Sénèque dans une page qualifiée d'admirable par Paul Veyne, pourtant très critique à son égard (lettre 115 à Lucilius, 3e paragraphe) : Si nobis animum boni viri liceret inspicere, o quam pulchram faciem, quam sanctam, quam ex magnifico placidoque fulgentem videremus : hinc justitia, illinc fortitudine ; hinc temperantia prudentiaque lucentibus ! Praeter has frugalitas et continentia et tolerantia et liberalitas comitasque et – quis credat ? – in homine rarum humanitas bonum splendorem illi suum adfuderent. Tunc providentia cum elegantia et ex istis magnanimitas eminentissima, quantum, di boni, decoris illi, quantum ponderis gravitatisque adderent ! Quanta esset cum gratia auctoritas, nemo illam amabilem qui non simul venerabilem diceret !

Ma traduction : « S’il nous était permis de pénétrer l’âme de l’homme de bien, ô à quel point nous verrions un beau tableau, à quel point vertueux, à quel point éclatant de majesté paisible : d’un côté, la justice et, de là, le courage ; de l’autre, la tempérance et la prudence, jetant leur lumière ! Outre ces [vertus], la modération, et la maîtrise de soi, et la constance, et la générosité, et la bienveillance, et l’humanité – qui le croirait ? –, bien rare chez l’homme, répandraient sur [l’âme] leur splendeur. Alors, grands dieux, quel charme, quel poids et quelle dignité la prévoyance jointe à la distinction, et, issue de celles-ci, la magnanimité la plus élevée lui ajouteraient ! Tant d’autorité serait alliée à la grâce que personne ne dirait [que cette âme] est digne d’être aimée [sans dire qu’elle est] en même temps digne d’être vénérée ! »

Parfois, comme dans cet extrait de la Consolatio ad Marciam (XXIV, 5), peut-être pour rivaliser avec Cicéron, Sénèque se laisse emporter par le style et aller à un certain platonisme qu’on pourrait qualifier de préchrétien) : Haec quae vides circumdata nobis ossa nervos et obductam cutem vultumque et ministras manus et cetera quibus involuti sumus, vincula animorum tenebraeque sunt. Obruitur his, offocatur, inficitur, arcetur a veris et suis in falsa cojectus. Omne illi cum hac gravi carne certamen est, ne abstrahatur et sidat, nititur illo unde demissus est. Ibi illum aeterna requies manet ex confusis crassisque pura et liquida visentem.

Ma traduction : « Ces os que tu vois en nous entourés de muscles, et cette peau les recouvrant, et ce visage, et ces mains serviables, et tout le reste dont nous sommes enveloppés, ne sont, pour l’âme, qu’entraves et que ténèbres. Elle en est accablée, étouffée, souillée, éloignée du vrai, son bien propre, et jetée dans le faux. Elle [ne cesse de] lutter* contre cette chair pesante pour ne pas être entraînée et s’affaisser, s’efforçant de remonter là d’où elle est descendue. Dans ce lieu, hors du trouble et de la grossièreté, l’attend le repos éternel dans une vision pure et sereine. »

* Omne […] certamen est, littéralement : « Toute lutte est […]. »


N.B. 2 On a souvent reproché au stoïcisme de prôner une sagesse égoïste. Or, dans De clementia, Sénèque écrit : Nulla secta benignior leniorque est, nulla amantior hominum et communis boni attentior, ut propositum sit usui esse et auxilio nec sibi tantum, sed universis singulisque consulere.

Ma traduction littérale : « Aucune école n’est plus bienveillante et plus douce, aucune plus aimante des êtres humains et plus attentive au bien commun, de sorte qu’elle a pour but non seulement d'être utile et de porter secours à soi-même, mais de veiller sur tous et sur chacun. »

Dans sa lettre 48 à Lucilius, Sénèque condense sa pensée dans la formule suivante : Alteri vivas oportet si vis tibi vivere (« Il faut que tu vives pour autrui si tu veux vivre pour toi »).

D'après Paul Veyne (voir bibliographie ci-dessous), Epictète ajoute : « Dieu a disposé la nature de l'animal raisonnable d'une manière telle qu'il ne peut chercher son bien particulier sans contribuer à l'utilité universelle. »

En effet, l'être humain est un microcosme et sa raison l'incite à observer les lois du cosmos (« le monde en ordre »), donc à respecter autrui. Paul Veyne écrit : « Le stoïcisme admet que le genre humain est un et que tous les hommes sont égaux par la possession de la raison, qui seule compte. Alors, quelle [est] sa position devant le scandale qu'est, à nos yeux, l'esclavage ? » Les stoïciens ne songent pas à l'abolir, car « en quelque siècle qu'ils vivent, il est impossible aux hommes de porter leurs regards au-delà des décors changeants qui sont l'horizon de leur existence et d'apercevoir enfin le fond nu des coulisses, et pour cause : il n'y a pas de fond ». Si les stoïciens ne considèrent pas les esclaves comme des êtres inférieurs, à l'instar de Platon et d'Aristote, s'ils pensent qu'ils doivent être traités justement*, ils ne remettent pas en cause leur statut, qui fait partie de leur univers mental, comme les droits de l'Homme font partie du nôtre.

* Voir, par exemple, la longue lettre 47 à Lucilius de Sénèque, où celui-ci déclare que les esclaves sont des êtres humains à l'égal des hommes libres, lesquels sont tous esclaves d'une passion, et, dit-il : Nulla servitus turpior est quam voluntaria (« Aucune servitude n'est plus ignoble que celle qui est volontaire »).


N.B. 3 Si la figure du sage est traditionnelle dans les écoles philosophiques antiques, le sage stoïcien se distingue nettement du sage épicurien, par exemple. Dans son remarquable ouvrage sur Sénèque (voir bibliographie ci-dessous), Pierre Grimal écrit : « Le Sage épicurien, enfermé dans le présent, livré aux impressions que lui transmettent les sens, à la merci de la Fortune, si peu que ce soit, ne connaît d'autre valeur que le plaisir d'être. Le Sage stoïcien accepte, sans doute, son existence, mais il peut aussi bien la refuser, si des fins plus hautes l'exigent. Il n'admet en lui aucune passivité ; il est tout entier disponible pour l'action - une action qui n'est pas commandée par les désirs ni l'angoisse, qui, à aucun degré, n'est une anticipation du futur, mais qui dépend seulement de la décision de la Raison .»


N.B. 4 Au sujet d'un éventuel aspect préchrétien du stoïcisme, voyons l'opinion du grand humaniste chrétien saint François de Sales au XVIIe siècle (cf. « L’utilisation du stoïcisme par saint François de Sales », A. Jagu, Revue des sciences religieuses, 1964, 38-1, pages 42-59).

D’emblée, notons que François de Sales avoue connaître le stoïcisme surtout par le truchement de saint Augustin, même s’il a lu, entre autres, une traduction du manuel d’Epictète. En tout cas, c’est dans le Traité de l’amour de Dieu qu’il fait principalement référence aux penseurs du Portique, en particulier à Epictète. Il déclare que, parmi tous les philosophes païens, ce sont les stoïciens les plus vertueux. Pour lui, Epictète, mais aussi Sénèque ont exprimé une forte inclination envers Dieu. De plus, les stoïciens se fondent sur la raison et, selon François de Sales, « la raison naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous ». Toutefois, s’il apprécie les qualités intellectuelles ainsi que la droiture des stoïciens et, spécifiquement, l’humilité d’Epictète, lequel a voulu demeurer esclave et pauvre, il relève les limites de leur doctrine, car, contrairement à ce qu’elle préconise, l’être humain s’avère absolument incapable de bien vivre par ses seules forces. Ainsi souligne-t-il la supériorité de l’ascèse chrétienne sur l’ascèse stoïcienne, puisque la première exige l’abnégation et l’imitation du Christ, lesquelles conduisent beaucoup plus loin sur le chemin de la perfection. En outre, si certains stoïciens, tel Epictète, ont pratiqué les vertus fondamentales d’humilité, de simplicité et de pauvreté, aucun les a prescrites. De surcroît, dans leur combat contre le vice, les stoïciens n’ont guère fait preuve de repentance et de pénitence en vue d’expier leurs péchés. Ensuite, François de Sales dénonce les erreurs du stoïcisme, qui prétend qu’une vie réussie consiste à repousser toute émotion et toute passion alors que c’est non seulement quasiment impossible, mais encore néfaste parce que certains sentiments sont nobles et salutaires, comme la tristesse suscitant la miséricorde. Il condamne également le recours des stoïciens au suicide afin de fuir une existence jugée insupportable. Finalement, il montre la faiblesse du stoïcisme par rapport au christianisme, lequel réside dans l’amour de Dieu et dans les vertus théologales, qui ont Dieu pour objet et sont les plus importantes pour le salut : la foi, l’espérance et la charité. Ajoutons que François de Sales loue d’autant moins le stoïcisme, dont il admire pourtant la grandeur morale, qu’à son époque, se manifeste une certaine résurgence de cette antique sagesse sous la forme d’une morale séculière, séparée du divin.


N.B. 5 Quelques maximes du manuel d'Epictète pour finir ou... commencer à progresser vers la sagesse :

  • Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas. [...] [Les premières] sont, par nature, libres [...] ; [les secondes] serviles.

  • Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu'ils portent sur elles. […] Accuser les autres de ses malheurs est le fait d'un ignorant ; s'en prendre à soi-même est de quelqu'un qui commence à s'instruire ; n'en accuser ni un autre ni soi-même est d'un homme parfaitement instruit.

  • Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.

  • A chaque accident qui survient, souviens-toi, en faisant retour sur toi-même, de te demander quelle force tu possèdes pour en tirer avantage.

  • La première et la plus importante partie de la philosophie est de mettre les maximes en pratique […]. N'en fais pas étalage, mais montre les effets de ce que tu en as digéré.



    Pour une introduction à la philosophie antique :


  • BRéHIER, Emile, Histoire de la philosophie, tome I : « Antiquité et Moyen Age », Paris, Presses universitaires de France, 1938, 5e édition Quadrige, 1989.

  • HADOT, Pierre, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995.

    Pour une introduction au stoïcisme ainsi qu'aux oeuvres de Chrysippe et de Sénèque :


  • GOURINAT, Jean-Baptiste, Le stoïcisme, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 2017.

  • VEILLARD, Christelle, Les Stoïciens. Une philosophie de l'exigence, Paris, Ellipses, « Aimer les philosophes », 2017.

  • BRéHIER, Emile, Chrysippe et l'ancien stoïcisme, Paris, Presses universitaires de France, 1910, Editions des archives contemporaines, 2005, réimpression de la 3e édition Gordon & Breach, 1971.

  • GRIMAL, Pierre, Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, Arthème Fayard, 1991.

  • HADOT, Ilsetraut, Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, Paris, Vrin, 2014.

  • VEYNE, Paul, préface (170 pages) à Sénèque. Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2003.



    Le latin n'est pas seulement un outil de musculation de l'intelligence, il est le coeur battant de notre culture.

    Alain-Gérard Slama

    Un cerveau clair, une conscience droite, un coeur généreux, tel est le triple idéal présenté par tous les grands génies littéraires de Rome.

    Lucien Sausy


    Traduction latin-français : Alain Cerri (pour faciliter la lecture des citations latines, j'ai employé le j et le v ajoutés à la Renaissance, voir note ci-dessous).

    Dictionnaires utilisés :
    Dictionnaire illustré latin – français, Félix Gaffiot, Hachette, 1934.
    Le dictionnaire latin – français du baccalauréat, H. Bornecque et F. Cauët, Belin, 1963.

    Prononciation latine : Rappelons brièvement d'emblée qu'en latin classique, toutes les lettres se prononcent (e comme é ou è, h aspiré) séparément et gardent toujours le même son : c et g toujours durs comme dans cabane et garde, ch prononcé comme dans choeur, i, lorsque consonne (devenu j en français, par ex. : iniustus, « injuste »), prononcé comme dans yoyo, q prononcé comme dans quaker, s toujours prononcé comme dans casse, t toujours prononcé comme dans table, u prononcé ou, et, lorsque consonne (devenu v en français, par ex. : nouus, « nouveau »), prononcé comme dans web, x toujours prononcé comme dans extra et y, rare, prononcé u. L'alphabet latin comporte vingt-trois lettres, dont trois rares : k, y et z, qu'on trouve dans les mots d'origine grecque. Toutes les voyelles a, e, i, o, u ont un son bref et un son long, permettant de distinguer des mots, par ex. : populus (o bref), « peuple » et populus (o long), « peuplier », le u étant bref dans les deux termes.

    Syntaxe latine : Rappelons également qu'en latin, l’ordre des mots est beaucoup plus libre qu’en français ; en effet, la fonction des termes variables dans la phrase est déterminée, non par leur place, mais par leur terminaison. Par ex., les phrases Petrus Paulum verberat, Paulum Petrus verberat, Petrus verberat Paulum, Paulum verberat Petrus, Verberat Paulum Petrus, Verberat Petrus Paulum ont le même sens : « Pierre frappe Paul », car Petrus est au nominatif (cas sujet) et Paulus est à l'accusatif (cas objet). Cependant, en latin, la place des mots n'est pas indifférente, car elle sert à traduire les nuances de la pensée : par ex., comparez Nemo non venit (« Tout le monde est venu ») à Non nemo venit (« Il n'est pas venu grand monde »), ou à créer un effet de style en groupant ou en mettant en relief certains termes, ne serait-ce que dans l'usage courant de placer la préposition entre le déterminant et le nom afin de mettre le premier en vedette : par ex., Illo sub rege (« Sous un roi tel que lui »). Analyse d'un autre ex. pris chez le poète élégiaque Tibulle (Aulus Albius Tibullus) dans ses Elegiae (liber II, elegia V, versus LXXXII) : Succensa sacris crepitet bene laurea flammis (« Que le laurier embrasé pétille favorablement dans les flammes sacrées »), soit, dans l'ordre des mots en français : laurea succensa (nominatif singulier = sujet), crepitet (verbe au subjonctif présent), bene (adverbe invariable), flammis sacris (ablatif pluriel = complément circonstanciel).

    Sémantique latine : A propos de nuances, le latin s'avère très précis ; un exemple entre mille : quand on dit « quelqu'un » en français, le latin dit quis s'il s'agit d'une personne indéterminée, supposée, aliquis s'il s'agit d'une personne réelle, mais qu'on ne peut préciser, quidam s'il s'agit d'une personne réelle qu'on pourrait préciser : par ex., comparez Si quis venit (« Si quelqu'un/n'importe qui/on vient »), Aliquis venit (« Quelqu'un/un inconnu est venu ») et Quemdam diligo (« J'aime quelqu'un », que je ne nomme pas). Autre exemple : le verbe impersonnel français « il arrive » se traduit en latin par accidit, « il arrive (par hasard ou fâcheusement) », par contingit, « il arrive (heureusement) », par evenit, « il arrive (d'une manière quelconque) ». Le latin exprime aussi davantage de nuances que le français dans les temps verbaux : par ex., la phrase au conditionnel passé « J'aurais pu le faire » se traduit par Potui hoc facere, « J'aurais pu le faire (mais je ne l'ai pas fait) », par Poteram hoc facere, « J'aurais pu le faire (mais je ne le fais toujours pas) », par Potueram hoc facere, « J'aurais pu le faire (mais je ne l'avais déjà pas fait auparavant) ».

    Histoire latine : Comment est-on passé du latin au français sur le plan grammatical ? En bref, dans l'empire romain tardif, en latin parlé, on n'accentuait plus guère la dernière syllabe d'un mot et on prononçait de moins en moins l'éventuelle consonne finale ; ainsi devenait-il difficile de connaître la fonction d'un terme variable, puisque celle-ci était justement déterminée par la terminaison selon un système de cas et de déclinaisons. Par ex., si l'on ne fait plus entendre la désinence de l'accusatif marquant le complément d'objet, dans la phrase Senecam Nero interfecit (« Néron tua/massacra Sénèque »), on ne sait plus qui a tué qui et on pourrait même croire que c'est Sénèque qui a tué Néron ! C'est pourquoi, en français, la construction sujet, verbe, objet est généralement fixe, et l'emploi des prépositions s'est multiplié pour indiquer les compléments de nom (en latin au génitif), d'attribution (en latin au datif) et circonstanciels (en latin à l'ablatif) : Liber Petri, « Le livre de Pierre » ; Do vestem pauperi, « Je donne un habit au pauvre » ; Ibam Via Sacra, « Je passais par la Voie Sacrée ». Cela dit, le latin a une longue histoire. Comme dans toutes les langues, en latin, on distingue l'oral et l'écrit. Le premier, mal connu, populaire (argotique, familier, courant) ou élitaire (plus ou moins châtié selon les catégories et les situations sociales), a considérablement varié dans l'espace au contact des autres langues et dialectes, et changé dans le temps au fil de l'usage. Le second, mieux connu et plus stable, a tout de même évolué du stade archaïque (jusqu'au Ier siècle av. J.-C.) au stade tardif (VIe siècle apr. J.-C.) en passant par le stade classique (rhétorique et littéraire, jusqu'au IIe siècle apr. J.-C.), que d'aucuns subdivisent en « âge d'or » et en « âge d'argent » : voir de brefs extraits de dix grands auteurs romains. Grâce à l'Eglise catholique et également, plus tard, aux humanistes de la Renaissance, aux diplomates jusqu'au XVIIe siècle, aux savants encore au XIXe, le latin s'est perpétué, modifié, mais aussi enrichi de nombreux termes nouveaux, jusqu'à nos jours...




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