Origine du nom <I>Savoie</I> et situation originelle du <I>pays des sapins</I>

Origine du nom Savoie et situation originelle du pays des sapins

Page modifiée et augmentée le 16 mars 2024.



Le nom Savoie vient de Sapaudia, dénomination d'une région du sud-est de la Gaule, vocable qui s'est transformé en Sabaudia au VIe siècle, puis en Saboia au IXe siècle et, enfin, en Savoya au XIe siècle, quoiqu'on écrive toujours Sabaudia dans le titre de comes Sabaudiae, « comte de Savoie », au XIIe siècle. On trouve le terme Sapaudia dans plusieurs textes à partir du IVe siècle :

  • Fin du IVe siècle apr. J.-C. : Res gestae d’Ammien Marcellin (livre XV, chapitre XI, § 17, « Sur le Rhône ») : une mention per Sapaudiam.
  • Début du Ve siècle apr. J.-C. : Notitia Dignitatum (provincia Riparensi in Gallia) : deux mentions Sapaudiae.
  • 452 apr. J.-C. : Chronica Gallica : une mention Sapaudia, etc.

    Cependant, que signifie cette appellation ? Après des siècles d’étymologies fantaisistes, celle que l’on rencontre aujourd’hui le plus souvent, et qui paraît de loin la plus probable, est « pays des sapins » (du celte sap, « résine », d'où sapo, « sapin », et uidia, « forêt », ce qui a donné sapa-iudia, cf. les trois dictionnaires celtiques cités dans la bibliographie), mais elle a été contestée comme les autres : voir, au bas de cette page, les contestations et mes critiques d'icelles.


    En bref, pourquoi Sapaudia = « pays des sapins » d'abord Jura et environs ?

    Première mention dans texte fin IVe siècle apr. J.-C.

    per Sapaudiam […] et Sequanos = « à travers le pays des sapins et des Séquanes » (Jura et environs)

    Deuxième mention dans texte début Ve siècle apr. J.-C.

    classis barcariorum Ebruduni Sapaudiae = « flotte des bateliers d’Ebrudunum en Sapaudia » à Yverdon (Eburodunum, lac de Neuchâtel, Grande Séquanie) et non à Embrun (Eburodunum, Hautes-Alpes, 800 m d'altitude sur Durance non navigable !!!)cohors prima Flavia Sapaudiae Calaronae = « cohorte I Flavia en Sapaudia à Calarona » à Châtillon-sur-Chalaronne* (Dombes) et non à Grenoble (plus Cularo, mais Gratianopolis en l'an 380 !!!)

    Du Jura au territoire de la future Savoie

    En 443, en Sapaudia au nord du Léman, installation des Burgondes qui importent ensuite le nom de Sapaudia au sud du lac.

    * « Le groupe CA- du latin [a engendré] le cha- du français » (Le français dans tous les sens, Henriette Walter) ; ainsi le nom latin Calarona est devenu Chalaronne en français.



    Pour ma part, je suis convaincu que la Sapaudia, mentionnée pour la première fois, à notre connaissance, à la fin du IVe siècle apr. J.-C. dans les Res gestae d’Ammien Marcellin, recouvre, autour de l'an 400, le Jura des Séquanes, avec ses immenses forêts de sapins (voir les cartes ci-dessous). En effet, la plupart des copies du texte d’Ammien Marcellin donnent la phrase suivante : Unde sine iactura rerum per Sapaudiam fertur et Sequanos longeque progressus Viennensem latere sinistro perstringit, dextro Lugdunensem, que je traduis ainsi : « De là [du lac Léman], sans avoir rien perdu [de ses eaux], [le Rhône] est emporté à travers le pays des sapins et des Séquanes et, avançant au loin, il effleure, du côté gauche, la Viennoise, du droit, la Lyonnaise. » Dans ma traduction, j'essaie de rester proche du latin. Par exemple, si certains traduisent fertur par « parcourt » ou « coule », je préfère conserver le sens passif, mais fort, « est emporté » du verbe ferre, ce qui, d'ailleurs, correspond mieux à l'impétuosité du Rhône. Surtout, je crois qu'il faut traduire per Sapaudiam […] et Sequanos par « à travers le pays des sapins et des Séquanes » et non par « à travers la Sapaudia et le pays des Séquanes », car le terme Sequanos désigne, non un pays, mais un peuple dont le territoire s'étend sur la Sapaudia.

    Comment la Sapaudia, initialement dans le Jura, a-t-elle été assimilée à la future province de Savoie ?

    A la fin de l’année 406 et au début de 407, la frontière du Rhin est enfoncée par d’importants contingents de barbares. En 413, à la suite d’un traité (foedus), les Burgondes sont installés le long du Rhin, apparemment entre Mayence et Strasbourg. En 443, Aetius, chef de l’armée d’Occident, les déplace dans la Sapaudia au bord du lac de Genève. Ensuite, de 456 à 516, tirant profit de l'agonie de l'empire romain, les Burgondes étendent leur domination dans tout le Sud-Est avant de succomber sous les coups des Francs en 534. En bref, les Burgondes ont certainement importé le nom de Sapaudia au sud du lac Léman, ce qui a fait dire à des « érudits » modernes, ignorant manifestement tout des questions militaires et, en particulier, du dispositif défensif romain tardif (voir la NOTE plus bas), que la flotille d’Ebrudunum était à... Embrun (Eburodunum) dans les Hautes-Alpes à plus de huit cents mètres d'altitude sur une Durance non navigable !!! et la cohorte de Calarona à... Grenoble (Cularo, mais Gratianopolis à partir de l'an 380 !) !!! Sans commentaire !

    Certes, différentes hypothèses ont été émises sur la situation exacte de la Sapaudia à l'origine, mais des études récentes l'ont localisée dans une aire comprise entre le lac Léman, le Rhône, l'Ain, le Jura et le bassin de l'Aar jusqu'au Rhin (Dictionnaire historique de la Suisse), englobant la Grande Séquanie. De toute façon, on peut légitimement penser qu'en cette période troublée des « grandes invasions », cette région, qui n'était pas une province, a pu avoir, au sens de « pays des sapins », des limites imprécises et fluctuantes, débordant le Jura.



    Source : Michel Reddé, d'après la Notitia Dignitatum.

    Carte de la Gaule en 428
    (les provinces de Viennoise et de Grande Séquanie ayant été créées autour de l'an 300 apr. J.-C.).


    Source : Dictionnaire historique de la Suisse.

    Localisation de la Sapaudia dans le royaume burgonde.



    NOTE sur le système de défense romain (en profondeur) de la Sapaudia à la fin du IVe siècle.

    Quatre éléments successifs et complémentaires :

  • Sur la rive droite du Rhin, des débarcadères fortifiés (dits têtes de pont sur la carte ci-dessous) permettent de pousser des reconnaissances lointaines afin de prévenir les attaques par surprise.
  • Sur le Rhin, une flotte militaire, qui patrouille régulièrement, peut approvisionner les garnisons assiégées et, éventuellement, les évacuer.
  • Sur la rive gauche, le long du fleuve, une chaîne serrée de tours de guet contrôle les éventuels franchissements.
  • Dans l’arrière-pays, des forts puissants, échelonnés en profondeur et reliés par de bonnes routes, nombreux, par exemple, entre Yverdon et Zurzach (forts d'Yverdon ou Eburodunum, de Soleure ou Salodurum, d'Olten ou Olodunum, d'Altenburg, de Windisch ou Vindonissa, etc., voir les cartes ci-dessous), protègent le réseau de communication et de ravitaillement ; leurs garnisons d'unités d'infanterie et, plus mobiles, de cavalerie sont, en principe, en mesure d'arrêter les Germains qui auraient réussi à traverser la coupure fluviale.

    Dans le cadre de ce système, au début du Ve siècle, la Notitia Dignitatum situe deux commandants militaires de la provincia Riparensi in Gallia (littéralement : « province riveraine en Gaule », c'est-à-dire circonscription militaire des troupes stationnées sur les rives des cours d'eau et des lacs en Gaule) en Sapaudia, à proximité des forêts de sapins du Jura :

  • Praefectus classis barcariorum Ebruduni Sapaudiae, « préfet de la flotte des bateliers d’Ebrudunum (Yverdon sur le lac de Neuchâtel en Grande Séquanie) (en) Sapaudia ».
  • Tribunus cohortis primae Flaviae* Sapaudiae Calaronae, « tribun de la cohorte I Flavia (en) Sapaudia (à) Calarona (Châtillon-sur-Chalaronne dans les Dombes) ».

    * Titre assez commun au IVe siècle apr. J.-C., conféré à plusieurs légions et cohortes autonomes, telle la legio prima Flavia Gallicana, cantonnée en Armorique.



    Source : Walter Drack et Rudolf Fellmann, Die Römer in der Schweiz.


    Source : Romain Guichon, Entre Rhône et Rhin : les ports fluvio-lacustres de la Suisse romaine.



    Contestations de l'étymologie de Sapaudia, « pays des sapins », et mes critiques.

    Tout d'abord, en 1863, dans un mémoire, le professeur de lettres Jean Lapaume affirme que Sapaudia signifie « pays du vin cuit » (du latin sapa, « vin cuit », issu du celte sap, « résine ») parce qu'au Ier siècle apr. J.-C., les Allobroges ont créé un fameux cépage de vin résiné, et il déclare que ce « pays du vin cuit » recouvrirait toute la Viennoise, mais alors pourquoi Ammien Marcellin écrit-il que le Rhône traverse la Sapaudia (per Sapaudiam) ET longe la Viennoise (Viennensem latere sinistro perstringit) ? De toute façon, le vin cuit ou résiné était produit dans d'autres régions de l'empire romain, et voir, dès la fin du IVe siècle, la Sapaudia sur l'emplacement de la future Savoie obligerait à cantonner les unités militaires mentionnées par la Notitia Dignitatum dans des lieux totalement improbables (Embrun, Grenoble ou les marais de Chautagne - voir plus haut et ci-dessous).

    Ensuite, en 1958, dans un article de la revue Persée, l’historien et archiviste Pierre Duparc rappelle que les noms de personnes étant importants dans l’origine des toponymes, il est possible qu’il s’agisse plutôt du « pays de Sapaudus », patronyme porté par divers personnages du IVe siècle au VIIe siècle apr. J.-C., dont un évêque évangélisateur. Toutefois, le territoire doit-il son nom à un homme ou les dénommés Sapaudus doivent-ils le leur au territoire ou au... sapin ? En effet, par exemple, mon nom Cerri est le pluriel du mot latin cerrus, « chêne chevelu », dit aussi quercus cerris, et, en Italie du Nord, il existe un village appelé Cerri : à cause des arbres ou d'un Cerri ?

    Enfin, en 2015, dans une conférence à l’AREDES, Bernard Kaminski rapporte que l’historien Johannès Pallière, dans son livre Sur l'origine mystérieuse du nom Savoie, publié en 2009, estime qu’un copiste médiéval aurait remplacé, dans les Res gestae d’Ammien Marcellin (livre XV, chapitre XI, § 17, « Sur le Rhône »), datant de la fin du IVe siècle apr. J.-C., per densa paludia (sic), « à travers des marais denses », par per Sapaudiam, qu’on croyait découvrir dans les textes latins connus. Pourtant, selon mon Gaffiot, palus/udis, « marais », est, encore au IVe siècle sous le stilus de l’historien romain Justin, un mot féminin de la troisième déclinaison, donc ne comportant pas de désinence neutre en a. L'expression « à travers des marais denses », à l'accusatif pluriel après per, se traduit par per densas paludes, en aucun cas par per densa paludia ! Par conséquent, il est difficile d'imaginer que densas paludes ait pu se contracter en Sapaudia, même en évoquant un palustria, « lieux marécageux », neutre pluriel de la troisième déclinaison, que l'on trouve chez Pline, ou un per densa paludium (sic), tout aussi incorrect, que j’ai vu dans une autre version de la critique de Pallière.

    De plus, si l'on suit Pallière avec Kaminski, comment expliquer qu'au début du Ve siècle apr. J.-C., les rédacteurs de la Notitia Dignitatum aient placé une flotte et une cohorte, dites du « pays des sapins » (Sapaudiae), dans des marais denses, qui plus est, dépourvus de sapins, et ceux de la Chronica Gallica* aient installé, en 443, les survivants des Burgondes, ayant échappé aux Huns, dans ces lieux extrêmement inhospitaliers ?!

    * (Cf. page 660 de l'édition par Mommsen en 1892 : Sapaudia Burgundionum reliquiis datur cum indegenis dividenda, « La Sapaudia est donnée au reste des Burgondes pour être partagée avec les autochtones ».)

    En outre, selon Kaminski, Pallière suppose que les marais denses, en question d’après lui, seraient les grands marais de Chautagne-Lavours au nord du lac du Bourget, où il situe les lieux-dits Ebrudunum et Calarona, le premier sur le rocher de Châtillon, et le second, un abri rocheux en bordure de l’eau, à proximité. Cependant, il n'est vraiment pas plausible qu'à cette époque, l'unique flotte hors du Rhône soit basée à un endroit aussi peu important ; il est beaucoup plus vraisemblable que ces bateliers militaires d’Ebrudunum étaient à Yverdon sur le lac de Neuchâtel en Grande Séquanie (voir les cartes ci-dessus et la note sur le système de défense romain de la Sapaudia) en raison de l’étymologie (Eburodunum), de l’importance stratégique du site, des vestiges d’un vaste camp fortifié du IVe siècle apr. J.-C. et de la découverte d’embarcations militaires. Quant à la localité de Calarona, où était stationnée la cohorte I Flavia Sapaudia, il s'agit sans doute de Châtillon-sur-Chalaronne dans les Dombes, près de la Sapaudia, dans la mesure où « le groupe CA- du latin [a engendré] le cha- du français » (Le français dans tous les sens, Henriette Walter).



    Sources principales


  • DELAMARRE, Xavier, Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, éditions Errance, 2018.

  • DUPARC, Pierre, « La Sapaudia », Persée, 1958, 102-4.

  • GAFFIOT, Félix, Dictionnaire latin – français, Paris, éditions Hachette, 1934.

  • KAMINSKI, Bernard, « Les origines de la Sapaudia », Conférence à l'AREDES, 2015.

  • LAPAUME, Jean, « Origine et signification du mot Sapaudia », lu en 1863 et publié en 1866 à Chambéry, librairie Lajoue.

  • LE BOHEC, Yann, L'armée romaine sous le Bas-Empire, Paris, éditions Picard, 2022.

  • LEGUAY, Jean-Pierre, « La Sapaudia des Burgondes », La Savoie des origines à l’an mil, Histoire de la Savoie, tome I, Rennes, éditions Ouest France, 1983.

  • MALVEZIN, Pierre, Dictionnaire des racines celtiques, Paris, Société filologique française, 1903.

  • REDDé, Michel (sous la direction de), L'armée romaine en Gaule, Paris, éditions Errance, 1996.

  • REDDé, Michel, « L’évolution du dispositif militaire romain en Gaule de la conquête aux grandes invasions », L'architecture de la Gaule romaine - Les fortifications militaires, éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2021.

  • SAVIGNAC, Jean-Paul, Dictionnaire français-gaulois, Paris, éditions La Différence, 2014.

  • NOTITIA DIGNITATUM IMPERII CUM ORIENTIS TUM OCCIDENTIS, « Registre des dignités de l'empire, d'une part de l'Orient, d'autre part de l'Occident », copie manuscrite en latin du XVIIe siècle d'un document romain du début du Ve siècle, Paris, Bibliothèque nationale de France, site Gallica, mise en ligne en 2013.




    Page suivante.


    Page précédente.


    Table générale des matières.


    Alain Cerri : E-mail.