[Une fois vaincu par les Romains] le peuple allobroge a très vite compris l’intérêt de nouer des liens forts avec Rome. C’est ainsi qu’en moins d’un siècle, ce peuple rude et montagnard, auparavant révolté, farouchement indépendant, prend le parti d’une latinisation précoce.
Arnaud Vigier (Université de Franche-Comté, 2011)
L'empire romain reposait sur l'adhésion des élites locales tout autant, sinon plus, que sur la force des armes.
Pierre Cosme (Histoire romaine, 2021)
Au IIIe siècle av. J.-C., le peuple celte des Allobroges s’établit entre le lac Léman, le Rhône, l’Isère et le pied des Alpes du Nord, lesquelles, pendant longtemps, intéressent peu les Romains.
Source : Wikimedia.
Cependant, dès 154 av. J.-C., les Romains sont appelés au secours de la cité alliée de Massalia (Marseille), menacée par les tribus ligures du littoral (Oxybiens et Déciates), contre lesquelles le consul Quintus Opimius Postumius conduit une expédition punitive qui aboutit à leur neutralisation.
Trente ans plus tard, Marseille, qui ne supporte plus les pillages incessants du peuple celto-ligure des Salyens (Salyi), nommés aussi Salluviens (Salluvii), réclame encore l’intervention de Rome. En 125 av. J.-C., Marcus Fulvius Flaccus vainc une coalition de Salluviens, de Voconces et autres Ligures, puis, l'année suivante, Caius Sextius Calvinus remporte une nouvelle victoire. Après avoir assujetti ces peuplades, les Romains, pour des raisons économiques et stratégiques, notamment en vue d’assurer le libre passage entre la Gaule cisalpine (Italie du Nord) et l’Hispanie (péninsule Ibérique), commencent à conquérir la Gaule transalpine.
D’après Tite-Live (Ab Urbe condita, livre XXX, epitome, « fragment » 61), les Allobroges s’attirent, à ce moment, les foudres des Romains, d’une part, pour avoir hébergé des fuyards salyens, dont leur roi en personne ; d’autre part, pour avoir ravagé le territoire des Eduens, installés dans le Morvan et alliés à Rome. En effet, Allobroges et Eduens se disputent la « prééminence régionale » (Le Bohec).
Les Allobroges, de fiers et rudes guerriers, renforcés par d’autres peuples, entre autres par les Arvernes, affrontent les Romains en 122 av. J.-C. à Vindalium au nord-est d'Avignon, où ils sont battus par les troupes de Cnaeus (prononcer Gnéousse*) Domitius Ahenobarbus (« à la barbe d'airain » !) et perdent plus de vingt mille hommes.
* A cette époque, en latin encore archaïque, le c rend à la fois le son [k] et le son [g], et, pour les prénoms Caius et Cnaeus, même après l'apparition de la lettre g dans l'alphabet classique, le c continue à se prononcer [g] ; ae, d'abord diphtongue, finit par se prononcer comme un é bref, qui évolue en è au cours du Ier siècle apr. J.-C. (voir la note sur la prononciation du latin).
L’année suivante, les Allobroges et leurs alliés s’opposent de nouveau aux Romains près du confluent du Rhône et de l’Isère. Le roi arverne Bituitos se gausse de la faiblesse numérique des Romains, qui ne sont que trente mille face à deux cent mille Gaulois : « Il y en aura à peine assez pour mes chiens ! » Néanmoins, ceux-ci sont pourtant encore défaits, cette fois définitivement, par les forces de Quintus Fabius Maximus, qui reçoit le surnom honorifique d’Allobrogicus (vainqueur des Allobroges).
Lors de cette bataille décisive, les légions romaines, bien organisées et entraînées, très disciplinées et expérimentées grâce à leurs vétérans chevronnés, manoeuvrent habilement et acculent les Gaulois au fleuve. Ces derniers, bousculés et contraints à la retraite, tentent alors de se replier par leur pont de bateaux, mais, finalement, celui-ci se rompt et beaucoup de guerriers celtes se noient. Seulement le quart parvient sur l’autre rive ! Tite-Live précise (op. cit.) que plus de cent vingt mille Allobroges et Arvernes sont taillés en pièces.
Sur le lieu même des combats, selon une coutume d'inspiration hellénique, destinée à frapper les esprits des vaincus, sont érigés des trophées, à savoir, pour Publius Annius Florus, historien romain du IIe siècle (Abrégé d’histoire romaine, livre III, chapitre 3, « Bellum Allobrogicum »), de simples tours de pierre décorées d'armes prises à l'ennemi ; pour Strabon (Géographie, livre IV, « La Gaule », chapitre 1, « La Narbonnaise », § 11), un véritable monument de marbre blanc et deux temples, l’un dédié à Mars, l’autre à Hercule.
N.B. A cette époque, avant la réforme de Marius en 107 av. J.-C., le légionnaire est toujours un citoyen romain en mesure de s'équiper à ses frais. Une légion compte, en principe, quatre mille cinq cents hommes : quatre mille deux cents fantassins (dont douze cents vélites, des voltigeurs légèrement armés et protégés par un casque de cuir et un petit bouclier rond) et trois cents cavaliers, citoyens aisés pouvant s'offrir un cheval. Alors que ceux-ci sont formés en pelotons (turmae) de trente hommes, ceux-là sont rassemblés en centuries de soixante hommes, regroupées par deux en manipules, l'unité tactique de base. Habituellement, une légion est renforcée par un effectif quasi équivalent de troupes auxiliaires issues des peuples alliés, organisées ordinairement en ailes (cavaliers) et en cohortes (fantassins légers, archers, frondeurs, etc.) de cinq cents hommes (jusqu'à la crise de 69 apr. J.-C.).
Source : La civilisation en marche.
N.B. Le pilum (mot qui, en latin, désigne aussi le pilon) est l’arme individuelle caractéristique du légionnaire romain. Il s’agit d’un javelot lourd distinct d’un javelot léger (telum) destiné uniquement à être lancé le plus loin possible. En effet, le pilum peut servir à la fois de dard (jet) et de pique (corps à corps). Outre ce double emploi, son atout majeur réside dans une redoutable force de pénétration, puisqu’il perce aisément trois centimètres de bois, soit un bouclier, à trente mètres, voire à quarante avec une courroie de lancement (amentum) ! Long de près de deux mètres et pesant un bon kilo, il est composé d’une hampe de bois, munie d’un talon métallique pointu pour la planter en terre, et prolongée par une longue tige de fer terminée par une pointe, souvent pyramidale, mais dont la forme varie comme le système de fixation du bois au fer. Ce dernier est long et fin en vue de se plier à l’impact afin que le pilum ne soit pas réutilisé par l’ennemi. Habituellement, les légionnaires s’avancent à couvert de leur grand bouclier, projettent leur pilum, puis dégainent leur glaive et chargent, mais, parfois, pour se garantir des coups de longues épées, ils gardent leur pilum pour le corps à corps.
Jules César illustre un effet du pilum (De bello gallico, I, 25) : Nos soldats, dominant l’ennemi, lancent leur pilum de haut en bas et réussissent facilement à briser la phalange gauloise. Puis, ils dégainent leur glaive et chargent vivement. Les Gaulois éprouvent alors de grandes difficultés, car nombre de leurs boucliers sont transpercés par nos javelots et, comme le fer de ceux-ci est tordu et ne peut être arraché, il leur est impossible, ainsi embarrassés, de se mouvoir à leur aise. Aussi, beaucoup d’entre eux, après avoir vainement secoué le bras gauche, préfèrent jeter leur bouclier et se battre à découvert.
Source : Echo de l'info.
N.B. Rappelons derechef que l’infanterie romaine est souvent rangée en bataille sur trois rangs (la fameuse triplex acies), à cette date, dix manipules sur chaque rang, placés en damier avec des intervalles ménagés pour permettre les manœuvres.
VOLTIGEURS | PREMIERE LIGNE | DEUXIEME LIGNE | TROISIEME LIGNE |
Velites | Hastati | Principes | Triarii |
Citoyens pauvres | Soldats les plus jeunes | Soldats dans la force de l'âge | Soldats les plus âgés |
1200 hommes | Dix manipules de 120 hommes | Dix manipules de 120 hommes | Dix manipules de 60 hommes |
Maîtres dans la poliorcétique ou art des sièges, les Romains ne sont pas moins supérieurs dans la bataille en rase campagne. Tout d'abord, ils cherchent à désorganiser et à démoraliser l'ennemi au préalable par une préparation d'artillerie (catapultes et balistes, projetant des pierres ou de grosses flèches qui percent un bouclier à quatre cents mètres), complétée, au plus près, par l'action des archers et frondeurs, parfois à cheval. Ensuite, précédées par les fantassins légers, auxiliaires et vélites, qui engagent et harcèlent l'ennemi sur tout le front, encadrées par les ailes de cavaliers, les deux premières lignes de la légion se lancent successivement à l'assaut en ordre et en manoeuvrant, la troisième ligne demeurant en réserve. L'armée romaine pousse alors son fameux cri de guerre, formant une immense clameur évoquant un effrayant barrissement. Le général (legatus legionis) utilise le terrain et l'articulation de ses troupes en manipules (deux centuries s'épaulant) afin d'en diriger le gros vers le point adverse qu'il estime le plus faible. Si l'ennemi envoie des projectiles, les soldats romains se protègent en faisant la tortue (boucliers verticaux et serrés au premier rang ; boucliers horizontaux et rassemblés au-dessus des têtes aux rangs suivants), procédé efficace, mais requérant un long entraînement pour être exécuté en marchant. Parvenus à une vingtaine de mètres de leurs adversaires, les légionnaires jettent alors leur pilum avec force et adresse, puis combattent au corps à corps avec leur glaive et aussi leur bouclier, arme à la fois défensive et offensive (bosse centrale et bords métalliques). L'infanterie demeurant la « reine de la bataille », la cavalerie ne joue généralement qu'un rôle secondaire : elle n'intervient que pour éviter ou effectuer un débordement, et, en cas de victoire décisive, poursuivre les fuyards.
Face aux Romains, les Gaulois ont certes appris à manoeuvrer, mais ils négligent la logistique, ne constituent pas de réserves sur le champ de bataille, n'organisent pas de voies de repli et n'exploitent guère leurs rares victoires sur l'armée romaine. Néanmoins, ils mettent en oeuvre une infanterie et une cavalerie légères nombreuses et redoutables qui, avec celles des Germains, créent bien des difficultés aux Romains, mais leur fournissent aussi les indispensables auxiliaires dont ils manquent. (Deyber)
Désormais, les Allobroges sont soumis aux Romains, et leur territoire forme le noyau de la province romaine de Gaule transalpine.
Toutefois, en 61 av. J.-C., écrasés d’impôts, les Allobroges se révoltent et reprennent les armes dans l'avant-pays viennois sous la direction d’un certain Catugnatos, mais ils sont vaincus près de Valence, à Solonium, probablement Soyons.
Dion Cassius décrit ainsi la bataille (Histoire romaine, livre XXXVII, § 47 et 48) : Manlius Lentinus disposa ses troupes en embuscade dans les bois qui s'élevaient sur les bords du fleuve [le Rhône], attaqua et massacra les barbares à mesure qu'ils le franchissaient, mais, s'étant lancé à la poursuite des fuyards, il tomba [sur des ennemis supérieurs en nombre] et aurait péri avec son armée si un violent orage, qui éclata tout à coup, n'eût arrêté les barbares. Catugnatos [chef des Allobroges] s'étant ensuite retiré au loin en toute hâte, Lentinus […] prit de vive force la ville [de Valence] qu’il avait d’abord échoué à investir. [De leur côté,] Lucius Marius et Servius Galba traversèrent le Rhône […] et parvinrent près de Solonium (Soyons). Ils s'emparèrent d'un fort situé au-dessus de cette place, battirent les barbares qui résistaient encore et brûlèrent quelques quartiers de la ville, dont une partie était construite en bois, mais l'arrivée de Catugnatos les empêcha de s'en rendre maîtres. À cette nouvelle, Caius Pomptinus [gouverneur de la province romaine] marcha avec toute son armée contre les barbares qu’il encercla et fit prisonniers, à l'exception de Catugnatos. Dès lors, il lui fut facile d'achever la conquête du pays.
Au cours de la guerre des Gaules, menée par Jules César, les Allobroges ne soutiennent pas la révolte de Vercingétorix et lèvent même des troupes afin de protéger les frontières de la province de Narbonnaise contre la coalition des Gaulois insurgés.
Leur capitale, la cité (civitas) de Vienna (Vienne), devient colonie latine sous Auguste, puis romaine sous Caligula, et l’une des plus belles villes du Haut-Empire romain d’Occident. Le vaste territoire qu’elle administre, parcouru par de nombreuses voies empierrées, est parsemé de domaines agricoles prospères ainsi que de florissantes bourgades (vici), telle celle de Boutae. Pour l'historien Arnaud Vigier (« Intégration des élites dans la cité des Allobroges sous le Haut-Empire », Université de Franche-Comté, 2011), « le peuple allobroge a très vite compris l’intérêt de nouer des liens forts avec Rome. C’est ainsi qu’en moins d’un siècle, ce peuple rude et montagnard, auparavant révolté, farouchement indépendant, prend le parti d’une latinisation précoce. Les habitants vont rapidement faire de leur capitale, Vienna, un carrefour stratégique au cœur des Gaules. Ils adoptent la civilisation romaine jusqu’à participer à son organisation et à son développement dans le couloir rhônalpin, entraînant, dans la cité, des mutations culturelles et sociales profondes, tout en mettant en place une administration calquée sur le modèle impérial. Les limites de cette nouvelle civitas couvrent un espace immense. Contrôlant de grandes routes commerciales, des voies fluviales essentielles, partageant frontières naturelles et cols avec certains de leurs voisins comme les Helvètes, les Ceutrons ou encore les Médulles, les Allobroges font de leur cité l’une des plus puissantes de l’Occident romain. Cette puissance est parfaitement symbolisée par l’éclat de Vienna, qui peut se targuer d’une parure monumentale grandiose ».