En préambule, je me permets de résumer l'avis de Jean-Pierre Azéma, historien patenté et réputé, spécialiste de la période, qui, dans son Jean Moulin (Perrin, 2003), parle d’un traître (Multon), d’un coupable (Hardy) et d’un responsable (Bénouville). Pour lui, la culpabilité de René Hardy serait liée, non, comme le pense Jacques Gelin ci-dessous, à la question de l'emprise du parti communiste sur la Résistance, laquelle se poserait l'année suivante, mais à celle de l'autorité de De Gaulle, via Jean Moulin, sur l'Armée secrète, que le mouvement Combat ne parvenait pas à accepter. C'est pourquoi, lors de son second procès, le 25 avril 1950, René Hardy a affirmé : « Je déclare publiquement que je n'ai pas trahi la cause que je défendais. » En effet, il a sans doute livré la réunion de Caluire, mais, loin de trahir son mouvement Combat, il l'a plutôt servi !!!
Dans son ouvrage, le journaliste Jacques Gelin présente, de manière parfois passionnante, parfois fastidieuse, le déroulement détaillé d’une investigation approfondie et bien référencée. Afin d’éviter que le lecteur ne perde trop le fil, il offre un résumé de ses résultats à la fin de chaque chapitre. En gros, en ce qui concerne le mystère de l’arrestation de Jean Moulin, sujet de son livre, Jacques Gelin consolide les preuves de la culpabilité de René Hardy, qu’il nuance par le fait, un peu moins inavouable aujourd’hui qu'hier, que, d'après lui, celui-ci, patriote courageux, pensait servir la France en provoquant l'élimination d'un dirigeant qu’il jugeait sur le point de favoriser la mainmise du parti communiste sur la Résistance.
Tout d’abord, se fondant sur des témoignages de première main, ceux de Marcel Degliame et de Claude Bourdet, cadres du mouvement de résistance Combat, celui du colonel Oscar Reile de l’Abwehr (service de renseignements de l’armée allemande), Jacques Gelin nous apprend que René Hardy, régulateur SNCF, créateur du NAP-Fer, chef du 3e bureau de l’Armée secrète, devenu très anticommuniste, travaillait aussi pour plusieurs services de renseignements (vichystes antiallemands, britannique, américain) et entretenait également des rapports avec un officier antinazi de l’Abwehr dès janvier 1943, mois au cours duquel ce dernier lui a fait rencontrer Lydie Bastien, une très belle jeune femme, à qui il a donné pour mission de le séduire afin de le surveiller de près.
Puis, Jacques Gelin rappelle un épisode capital et désormais très connu : dans la nuit du 7 au 8 juin 1943, René Hardy, reconnu par un résistant retourné (Jean Multon) qu’accompagne l’agent K30 de l’Abwehr (l’Alsacien Auguste Moog), est intercepté dans le train Lyon-Paris. Remis à Klaus Barbie, lieutenant SS, chef de la section IV (« Gestapo ») de la Sipo-SD (police de sécurité allemande) à Lyon (voir les services policiers allemands dans la région de Lyon), il accepte de collaborer croyant la vie de sa maîtresse Lydie Bastien menacée, et passe ainsi, selon Jacques Gelin, du statut de collaborateur volontaire des antinazis de l’Abwehr à celui de collaborateur involontaire des nazis de la Sipo-SD. Cependant, Jacques Gelin se demande si tout cela ne faisait pas partie de la vaste opération militaire d’intoxication des Allemands menée par les Alliés pour faire croire à ceux-ci qu’un débarquement aurait lieu en Provence en été 1943 afin de détourner ainsi leur attention de la Sicile. En effet, durant la semaine du 10 au 17 juin, où il se trouve dans les locaux de Klaus Barbie, René Hardy reconstitue pour ce dernier le plan de sabotages ferroviaires en vue du débarquement fictif en Provence.
Une fois relâché sans avoir été maltraité, il avoue avoir été appréhendé (mais pas identifié à son rang dans l'Armée secrète ?) par les Allemands à l'adjoint de Henri Frenay à la tête de Combat, Pierre de Bénouville, lequel l’envoie tout de même à la fameuse réunion prévue le 21 juin dans la maison du docteur Frédéric Dugoujon à Caluire, où Jean Moulin doit désigner un successeur temporaire au chef de l’A.S., le général Charles Delestraint, qui vient d’être arrêté à Paris. Jacques Gelin relate de façon circonstanciée (car les détails ont une grande importance) l’épisode fatidique du 21 juin.
Suivi sur ordre de Klaus Barbie par l’agent double Edmée Delétraz, qui, au service de la Résistance, donne en vain l’alerte, René Hardy conduit les hommes de la Sipo-SD à la maison Dugoujon, d’après des témoignages et des rapports allemands incontestables (voir le rappel ci-dessous), permettant ainsi l’arrestation de Jean Moulin et de six autres dirigeants des MUR (Mouvements unis de résistance). De connivence avec Klaus Barbie, qui veut sans doute le protéger pour le réutiliser plus tard comme agent double, René Hardy feint de s’enfuir. Le seul à ne pas être menotté, relié à son gardien par une simple chaîne au poignet, il le frappe (ou le pousse brusquement ?) et court à travers la place Castellane. Un policier, muni d'un pistolet-mitrailleur, en faction près d'une traction avant, lâche une courte rafale au-dessus du véhicule ; deux autres tirent quelques coups de pistolets semi-automatiques et font mine de poursuivre le fugitif qu'ils récupèrent vraisemblablement en voiture un peu plus tard. Si un cantonnier l'aperçoit dissimulé et blême dans le profond fossé bordant la route, c'est sans doute que René Hardy n'est pas absolument sûr d'avoir la vie sauve*.
* Pour l'anecdote, le lieutenant SS (SS-Obersturmführer) Klaus Barbie confirme les propos de son adjoint, l'adjudant SS (SS-Oberscharführer) Harry Stengritt, selon lesquels le chauffeur de Barbie, Barthel, oublie la consigne, vise vraiment René Hardy avec son Colt calibre 45 (11,43 mm) et fait tomber son chapeau, rappelant à ce dernier qu'il doit feindre d'être touché en se tenant le bras, et explique qu'il se jette ensuite dans un fossé de peur d'être vraiment abattu !
En tout cas, afin de dissiper les éventuels soupçons de ses camarades, les Allemands, à sa demande, le blessent d'une balle dans le bras sous la supervision d’un médecin (le Sanitätsrentneroffizier, « officier de santé retraité », Brackmann, le colonel Oscar Reile dixit) qui s’assure que le projectile ne causera pas une blessure invalidante. René Hardy affirmera avoir été touché sur la place Castellane, mais il sera prouvé, après la guerre, que c’est absolument faux (trajet de la balle dans le bras : du poignet au coude ! examen de la veste mal stoppée : traces de poudre indiquant un tir à environ 40 cm). Comme des résistants, qui le croient coupable de trahison, tentent de l’empoisonner à l’hôpital français de l’Antiquaille, il est transféré à l’hôpital allemand de la Croix-Rousse, d’où il prétend s’être évadé d’une manière rocambolesque alors qu’il a le bras dans le plâtre !
En fait, Jacques Gelin s'est rendu compte que René Hardy est libéré début août 1943 par les Allemands et qu'il se met au vert. Certes, ceux-ci semblent le pourchasser, mais Jacques Gelin révèle que son nom n'apparaît pas sur la liste des personnes vraiment recherchées à cette époque…
Ensuite, Jacques Gelin démontre, point par point, que, à l’issue de ses deux procès en 1947 et en 1950, René Hardy a été acquitté pour des raisons politiques dans le cadre de la guerre froide naissante et du conflit en Indochine. Effectivement, des documents et des témoins accablants pour Hardy ont été sciemment écartés, le commissaire du gouvernement ayant reconnu qu’on lui avait demandé d’être très clément...
Revenant à la période de l’Occupation, Jacques Gelin découvre que, fin 1942, un rapport, envoyé à Londres par le colonel Georges Groussard, chef des réseaux de renseignements militaires Gilbert, considérait Jean Moulin comme cryptocommuniste, puisqu’il avait été entouré, depuis le Front populaire et ses fonctions auprès de Pierre Cot, par des agents des services secrets soviétiques. Toutefois, Londres a disculpé Jean Moulin dès début 1943, de Gaulle estimant que seul cet homme de confiance très à gauche pouvait l'aider à circonvenir le PCF. Pourtant, Jacques Gelin envisage l’hypothèse qu’un complot politique a été ourdi en vue d’éliminer un Jean Moulin censé permettre aux communistes de prendre les rênes de la Résistance unifiée juste avant le débarquement allié que les résistants attendaient pour l’été 1943 à la suite de l’opération d’intoxication. En effet, si Pierre de Bénouville savait que René Hardy avait été parfaitement identifié par Klaus Barbie, en l’envoyant, en toute connaissance de cause, à la réunion de Caluire, il réglait ainsi le problème du conflit entre Jean Moulin et le mouvement Combat et entravait la prise de pouvoir redoutée des communistes, peut-être en accord avec Henri Frenay et le colonel Georges Groussard. Plus, comme Pierre de Bénouville était en relation étroite avec Allen Dulles des services secrets américains, Jacques Gelin suppose que celui-là pourrait avoir agi avec l’assentiment de celui-ci. Néanmoins, en définitive, Jacques Gelin n'apporte aucune preuve d’un tel complot, auquel, dans un message personnel, il me fait savoir qu’il croit fermement, tout en écartant la responsabilité du seul Henri Frenay.
En conclusion, voici un livre à lire absolument pour son enquête poussée, étayée de nombreux témoignages pertinents et, par là, éclairante, même si elle ne prouve pas l'existence d'un complot contre Jean Moulin.
Preuves de la culpabilité de René Hardy dans l’arrestation de Caluire :
I. Deux témoignages :
1) Celui de l'agent double Edmée Delétraz, au service de la Résistance, qui a juré avoir vu et entendu René Hardy donner à la « Gestapo » la date et l'heure de la réunion, et avoir été chargée de le filer jusqu'à son lieu que René Hardy ignorait encore ;
2) Celui de Klaus Barbie, chef de la section IV (« Gestapo ») du KdS (antenne régionale de la police de sécurité allemande) de Lyon et dirigeant sur place l'arrestation des participants à la réunion, lequel, de 1948 à 1990, a toujours affirmé que c'était René Hardy qui avait livré cette dernière.
II. Deux documents :
1) Le « rapport » Flora, en fait un document de travail interne du KdS de Marseille, établi le 19 juillet 1943, qui mentionne que « Didot » (pseudo de René Hardy), en qualité d'agent double, a permis l'arrestation de Jean Moulin et de chefs des MUR ;
2) Le rapport Kaltenbrünner, signé par le chef du RSHA (Office central de la sécurité du Reich) le 29 juin 1943, qui précise que le KdS de Lyon a réussi, grâce à « un jeu d'agents » réalisé avec René Hardy, à mettre la main sur une réunion de dirigeants des MUR : Grâce à un jeu d’agents auquel Hardy s’est prêté, le commando d’intervention de la Sipo-SD de Lyon […] a réussi à surprendre une réunion de dirigeants des Mouvements unis de la Résistance.
Pour ma part, j'ai longtemps cru à l'innocence de René Hardy, qui aurait pu se faire piéger*, mais, à la suite d'une très longue discussion avec deux historiens sur un forum en ligne, j'ai été convaincu de sa culpabilité. En effet, en bref, si beaucoup d'imprudences ont été commises par d'autres résistants surmenés, car traqués par les polices allemandes et vichystes, si des participants à la réunion de Caluire ont fait l'objet de filatures au cours de leur activité clandestine, si René Hardy n'était, au départ, pas d'accord pour se rendre chez le docteur Dugoujon, cela n'empêche pas qu'ayant déjà passé une semaine aux mains du lieutenant SS Klaus Barbie, il ait ensuite décidé de renseigner ce dernier, lequel n'avait aucune raison de mentir à ses chefs dans un rapport qui n'était pas destiné à être porté à la connaissance des Français. De son côté, Edmée Delétraz, agent infiltré de la Résistance au sein de la « Gestapo », chargée de suivre René Hardy, a vraiment donné l’alerte, ce qu'elle n'aurait pu faire si elle ne l'avait pas entendu déclarer qu'il devait participer à une importante réunion...
* D'abord influencé par les hypothèses de Jacques Baynac dans Les secrets de l'affaire Jean Moulin (Seuil, 1998), puis dans Présumé Jean Moulin (Grasset, 2006), j'ai finalement pensé que René Hardy avait pu estimer s'être joué de Klaus Barbie en lui faisant croire qu'il collaborait par la fourniture de fausses informations ; ensuite, être suivi à son insu et poussé physiquement à s'enfuir sur la place Castellane. Ayant conservé son petit pistolet dissimulé dans sa manche, il aurait eu l'idée de se tirer une balle dans le bras afin de ne pas passer pour un traître aux yeux de ses camarades. Transféré dans un hôpital allemand, son évasion aurait été facilitée par Barbie qui comptait le réemployer comme agent double. Toutefois, cela n'explique pas, entre autres, comment Edmée Delétraz, même si elle l'a suivi, aurait pu savoir le matin que Hardy irait l'après-midi à un rendez-vous justifiant qu'elle prît le risque d'alerter la Résistance à plusieurs reprises, ce qui n'a pas abouti à cause d'un malheureux concours de circonstances imprévisibles...
N.B. Jacques Baynac, qui veut à tout prix innocenter René Hardy, en est réduit à dénigrer Edmée Delétraz qu'il imagine, sans la moindre preuve, avoir été manipulée par l’agent de l’Abwehr Auguste Moog en vue de lancer une alerte, laquelle, si elle avait abouti, aurait torpillé l'opération à Caluire de son « rival » Klaus Barbie de la Sipo-SD, alors qu'à l'origine de l'affaire, c'est justement Moog qui a arrêté Hardy dans le train Lyon-Paris et l'a livré à Barbie au lieu de le faire filer par un membre de son service comme il était d'usage dans l'Abwehr !!! De plus, comment Moog aurait-il su que Hardy allait se rendre à une réunion au plus haut niveau ? A supposer même qu'il l'ait appris par un autre canal que Hardy, pourquoi aurait-il voulu le désigner à la vindicte de la Résistance ?
Extraits du livre de Tom Bower, journaliste d’investigation et producteur de la BBC, Klaus Barbie, Butcher of Lyons (Corgi Books, 1985) : texte anglais, suivi de ma rapide traduction en français.
Ce livre semble, sur ce sujet, s'inspirer de l'Histoire de la Résistance en France de 1940 à 1945 (tome 3 : novembre 1942 - septembre 1943, Robert Laffont, 1972) de Henri Noguères (avec Marcel Degliame-Fouché), lequel présente un exposé circonstancié de l'affaire de Caluire, qui a le mérite de tenter d'approcher de la vérité historique, mais le tort de ne pas accorder d'importance aux rapports allemands, et qui ignore, entre autres, que le témoignage de l'agent de liaison de René Hardy, affirmant que celui-ci déjeunait avec lui au moment où Edmée Delétraz l'a vu à la Gestapo, était de complaisance, selon l'aveu ultérieur de Hardy.
For forty years, France has demanded an answer to the question: did René Hardy betray Jean Moulin? […]
On 7 June 1943, René Hardy, code-named ‘Didot’, boarded a train bound for Paris at the Perrache station in Lyons. His journey ended when he was arrested by the Germans eighty miles further on at Chalon-sur-Saône. […] Klaus Barbie arrived, and, after a short time, took Hardy back to Lyons in his car. […] Hardy left the dreaded Gestapo interrogation headquarters […], and he emerged completely unharmed. It was only several days later that he contacted other members of his group. Contrary to the most fundamental Resistance rule, he deliberately failed to mention that he had been arrested […]. His explanation for his absence was that, having seen Multon [a traitor], he had jumped off the train […]. In the meantime, Multon and Moog [a French informant for the Germans] had successfully organized General Delestraint’s arrest in Paris [Deslestraint was the head of the Armée secrète][…]. It was only after the war, in March 1947, that the story told by Hardy of his arrest and interrogation by Barbie was exposed as untruthful. His explanation for the cover-up was that, at the time, he was afraid that he would have been blamed for Delestraint’arrest. […] Hardy claimed that he had told Barbie that he was a businessman and a sympathizer of Nazi Germany. Having won Barbie’s confidence, he then offered to collaborate in any way he could, although he insisted it would inevitably be limited. Barbie, he claimed, accepted that offer with the threat that, should Hardy double cross him, his fiancée [Lydie Bastien] and her family would suffer. He insisted that Barbie never realized the importance of his prisoner. Over the years, Barbie has given several accounts, all of which differ significantly […], but all of which are identical on the two crucial issues: firstly, […] Barbie knew that Hardy was ‘Didot’[head of the Armée Secrète’s Third Bureau]; secondly, that the Frenchman had agreed to collaborate and betray the Résistance. […] Barbie claimed that Hardy spent about a [week] at [Gestapo headquarters in Lyons], giving him a detailed description of the ‘Plan Vert’, the railway sabotage plan. […]
On Saturday 19 June, it was decided that the military leaders of the Résistance should meet two days later [in order to] appoint a temporary successor for the hapless Delestraint. […] Because of security, the exact location had not been decided. Hardy was just told to be at the Caluire funicular at 1.30 p.m., where a guide would meet and escort [him] to a house [doctor Dugoujon’s villa].[…]
Just before midday on the following day, a pretty blonde woman, Mme Delétraz, arrived at a Résistance safe house in Lyons. […] She had volunteered to help the Germans, but in fact was a double agent. Visibly distressed, she explained that she had just come from the Gestapo headquarters. Two hours earlier, she had heard someone called ‘Didot’ tell the Germans that the leaders of the Secret Army would be meeting later that day, and that de Gaulle’s delegate [Jean Moulin] would also be there; he could not tell Barbie where the meeting was to be held. According to Delétraz, Barbie ordered her to follow ‘Didot’ to the house and then return to the Gestapo, who would be waiting in [cars] near the top of the funicular. […] her warning was never passed on to the Résistance leaders. […]
[In the doctor’s house], Hardy’s presence was a surprise. Aubry had invited him without telling anyone because he wanted some support for his own arguments against the others. […] Aubry […] immediately noticed Hardy standing slightly apart from the others, without handcuffs. His hands were instead bound with a loose chain. […] It was during the interrogations [inside the house] that [outside] there was a series of shouts and then a burst of shooting. Hardy had escaped. According to him, he had hit his guard as he was getting into a waiting car. […] To a French eyewitness outside, the complete lack of alarm shown by the heavily armed SS men was quite striking. The Germans mounted only a cursory search and, inside the house, Barbie seemed quite unconcerned. It was enough to convince many in the Résistance that Hardy had betrayed the meeting, a view which is supported by Barbie. […]
Depuis quarante ans, la France réclame une réponse à la question : René Hardy a-t-il trahi Jean Moulin ?
Le 7 juin 1943, René Hardy, pseudonyme « Didot », monte à bord du train (de nuit) pour Paris à la gare de Perrache à Lyon. Son voyage se termine lorsqu'il est appréhendé par les Allemands cent trente kilomètres plus loin à Chalon-sur-Saône. Klaus Barbie arrive et, peu de temps après, ramène Hardy à Lyon dans sa voiture. Celui-ci sort du redoutable quartier général de la « Gestapo » totalement indemne. C’est seulement quelques jours plus tard qu'il reprend contact avec d'autres membres de son mouvement. Contrairement à la règle la plus élémentaire de la Résistance, il omet délibérément de mentionner qu'il a été arrêté. Il explique son absence en disant qu’après avoir croisé le traître Multon, il a sauté du train. Entre-temps, Multon et Moog, un informateur français des Allemands, organisent avec succès, à Paris, l’arrestation du général Delestraint, le chef de l’Armée secrète. Ce n'est qu'après la guerre, en mars 1947, que l'histoire racontée par Hardy sur son arrestation et son interrogatoire par Barbie apparaît mensongère. Afin de justifier cette dissimulation, Hardy déclare qu’à l’époque, il craignait d’être blâmé pour l’arrestation de Delestraint. Il affirme avoir dit à Barbie qu'il était un homme d'affaires et un sympathisant de l'Allemagne nazie. Ayant gagné la confiance du lieutenant SS, il lui a alors proposé de collaborer de toutes les manières possibles, tout en reconnaissant que cela serait inévitablement limité. Barbie aurait accepté cette offre en le menaçant, si Hardy le trahissait, d'en faire subir les conséquences à sa fiancée, Lydie Bastien, et à sa famille. Hardy insiste sur le fait que Barbie n'a jamais réalisé l'importance de son prisonnier. Au fil des années, Barbie a donné plusieurs récits, tous sensiblement différents, mais tous identiques sur deux points cruciaux : premièrement, il savait que Hardy était « Didot », le chef du 3e bureau de l’Armée secrète ; deuxièmement, le Français avait accepté de collaborer et de trahir la Résistance. Barbie certifie que Hardy a passé environ une semaine au siège de la « Gestapo » de Lyon, lui fournissant une description détaillée du « Plan Vert », le plan de sabotage ferroviaire.
Le samedi 19 juin, il est décidé que les dirigeants militaires de la Résistance se réuniraient deux jours plus tard en vue de désigner un successeur provisoire au malheureux Delestraint. Pour des raisons de sécurité, l’endroit exact n’est pas précisé. On dit juste à Hardy de se rendre au funiculaire de Caluire à 13 h 30, où un guide l'escortera jusqu’à une maison [celle du docteur Dugoujon].
Peu avant midi le lendemain, une jolie femme blonde, Mme Delétraz, se présente dans un refuge de la Résistance à Lyon. (Après avoir été arrêtée), elle s’est portée volontaire pour aider les Allemands, mais est, en fait, un agent double (au service de la Résistance). Visiblement bouleversée, elle explique qu'elle vient tout juste du quartier général de la « Gestapo ». Deux heures plus tôt, elle a entendu un dénommé « Didot » confier aux Allemands que les dirigeants de l’Armée secrète se réuniraient plus tard dans la journée et que le délégué de De Gaulle [Jean Moulin] serait présent. Cependant, « Didot » n’a pas pu révéler à Barbie le lieu de la réunion. Selon Delétraz, ce dernier lui a ordonné de suivre « Didot », puis, (une fois l’adresse du rendez-vous connue), de rejoindre la « Gestapo », qui l'attendrait dans des voitures à proximité de la station supérieure du funiculaire. Cela dit, l’alerte n'a jamais été transmise aux dirigeants de la Résistance.
Chez le docteur Dugoujon, la présence de Hardy surprend les résistants. Aubry l'a invité sans en parler à personne, car il voudrait qu’il appuie ses arguments pour contrer ceux de ses adversaires. Toutefois, (après l'irruption de la « Gestapo »), Aubry remarque immédiatement que Hardy se tient légèrement à l'écart des autres, sans menottes, les mains liées par une simple chaîne lâche, (un cabriolet). Tandis que, dans la maison, se déroulent les interrogatoires, à l'extérieur, retentit une série de cris, puis une succession de tirs. Hardy s’est échappé. D’après lui, il bouscule son gardien au moment où il est poussé dans une voiture. Un témoin oculaire français observe que les SS lourdement armés ne paraissent pourtant pas particulièrement alarmés. En tout cas, les Allemands ne procèdent qu'à une poursuite hâtive et, à l'intérieur, Barbie semble indifférent. Cela suffit à convaincre de nombreux résistants que Hardy a livré la réunion*, un point de vue soutenu par Barbie (et Delétraz).
* D'aucuns ont prétendu que si René Hardy avait livré la réunion, il n'avait pas dénoncé Jean Moulin parce que les Allemands ont d'abord cru que celui-ci n'était pas venu et n'ont commencé à chercher à l'identifier que beaucoup plus tard. Néanmoins, cela ne disculpe pas Hardy, bien au contraire, puisqu'il était le seul, parmi les résistants, à ne pas l'avoir vu, car, lorsqu'il s'est enfui, Moulin se trouvait encore dans la salle d'attente du docteur Dugoujon. Par conséquent, Hardy était l'unique personne crédible aux yeux de la « Gestapo » à pouvoir lui certifier que le délégué de De Gaulle était absent !