En Gaule romaine, les qualificatifs des propriétés agricoles (villae) étaient formés soit à partir du nom de famille (nomen gentilicium) du propriétaire, soit de son surnom (cognomen) : le suffixe, généralement en -ius, du premier et celui, souvent en -us, du second étaient remplacés par le suffixe locatif -iacus (-iaca au féminin), peut-être d'origine celtique, dans un adjectif de la première classe s'accordant avec le nom féminin villa/ae (cf. l'historien et philologue Henry d’Arbois de Jubainville, voir sources en bas de page, op. cit., page 96, et l'historien et archiviste Auguste Longnon, voir sources en bas de page, op. cit., page 76, § 205, et page 82, § 243).
Ainsi, le nom Annecy est issu de la villa Aniciaca, « propriété agricole d'Anicius », toujours établie sur la colline d'Annecy-le-Vieux après l'abandon de la plaine des Fins au VIIe siècle apr. J.-C., et appartenant sans doute à la puissante famille romaine des Anicii, qui existait encore après la chute de l'empire d'Occident. Selon l'historien Jean-Pierre Leguay (voir sources en bas de page), « les abords des rares villes, les rives des lacs, les cluses et les premières pentes des montagnes continu[aient] d'être peuplés et cultivés comme du temps des Romains [...]. [Par exemple,] les villae de Carouge, de Massongy, de Saint-Gervais exist[aient] toujours [...]. Chaque villa compren[ait] une réserve exploitée en faire-valoir direct par le maître ou son intendant [...] et des tenures paysannes ou manses louées contre des services [...] et contre des redevances en argent et en nature ».
Etymologie du patronyme Anicius
Puissance de la famille des Anicii
Ammianus Marcellinus, historien du IVe siècle, écrit (Historiae, livre XXVII, chapitre 11, § 2) : [Sextus Claudius Petronius Probus, chef de la famille des Anicii au IVe siècle], claritudine generis et potentia et opum amplitudine cognitus orbi Romano, per quem universum paene patrimonia sparsa possedit. (Ma traduction : [Sextus Claudius Petronius Probus], « par l'illustration de sa famille, par sa puissance et par l'ampleur de sa fortune, [était] connu dans tout le monde romain, à travers lequel il possédait des biens patrimoniaux dispersés presque partout. » Henry d’Arbois de Jubainville précise (voir sources en bas de page) : « La gens Anicia, originaire de Préneste [Praeneste en latin, Palestrina en italien, près de Rome] est une des plus illustres de Rome, à qui elle a donné plusieurs consuls avant et après notre ère. » Edward Gibbon développe (The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, Volume Three, Chapter XXXI, « Invasion of Italy – Occupation of Territories by Barbarians », Part I, § 12, 1782) : From the reign of Diocletian to the final extinction of the Western empire, [the Anician] name shone with a lustre which was not eclipsed, in the public estimation, by the majesty of the Imperial purple. [...] The Anician family excelled in faith and in riches: they were the first of the Roman senate who embraced Christianity [...]. His immense estates were scattered over the wide extent of the Roman world [...]. (Ma traduction : « Depuis le règne de Dioclétien jusqu'à l'extinction définitive de l'empire d'Occident, le nom anicien a brillé d'un éclat qui n'a pas été éclipsé, dans l'opinion publique, par la majesté de la pourpre impériale. [...] La famille anicienne se distinguait par sa foi et par sa richesse : elle a été la première du sénat romain à embrasser le christianisme [...]. Ses immenses domaines étaient disséminés dans la vaste étendue du monde romain [...]. »)
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Propriétés de la famille des Anicii en Gaule et en Francie jusqu'au Xe siècle apr. J.-C.
En Narbonnaise, le fundus Aniciacus, « domaine foncier d'Anicius », le plus vaste des alentours de la petite ville gallo-romaine de Boutae, s'étendait déjà non seulement sur la colline d'Annecy-le-Vieux, mais encore dans la plaine des Fins, sur une surface totale de quelque cent quatre-vingts hectares, jusqu’à la limite orientale du pagus Apollinis (« district d'Apollon »), dont Boutae était le chef-lieu (cf. l'archéologue Pierre Broise, « L'évolution du parcellaire d'Annecy. Essai de stratigraphie historique d'un terroir en voie d'urbanisation », Annales, 1966, 21-4). Henry d’Arbois de Jubainville ajoute : « [En Gaule romaine], on trouve le gentilice Anicius dans les inscriptions, par exemple, à Nîmes, à Narbonne, à Orange, [tel quel ou dans les dénominations] fundus Aniciacus ou villa Aniciaca. [Plus tard], une charte de la fin du Xe siècle nous fait connaître un nom de lieu dérivé d'Anicius : villa Anisiaca in agro Forensi, « propriété agricole d'Anisius en Forez », [laquelle] aurait appartenu à l'évêché de Laon au temps du roi Pépin le Bref [VIIIe siècle], [où] une monnaie mérovingienne porte la légende Anisiaco vico, « du village Anisiacus ». Au IXe siècle, l'archevêque de Reims, Hincmar, mentionne également un fundus Anisiacus, qui deviendra Anisiacum, puis Anizy-le-Château. » En Francie, dans les chartes des VIIe, VIIIe, IXe et Xe siècles, le nom romain des domaines fonciers subsistait, plus ou moins déformé, souvent, lorsqu'employé seul comme toponyme, avec une désinence neutre en -um, ainsi qu'on peut le voir ci-dessous dans l’acte de donation du roi de Lotharingie, où il est question d'Anesciacum, qui a donné Annecy après moults déformations au cours du Moyen Age.
Pour comprendre les déformations qui affectent la graphie des toponymes gallo-romains à l’époque de la rédaction de l’acte de donation du roi de Lotharingie à son épouse, c’est-à-dire au IXe siècle, il faut considérer l’évolution du latin écrit de la période dite classique à celle de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Age (en gros, de la fin du IIIe siècle à l’an mille). D'après le linguiste et philologue Antoine Meillet (Esquisse d'une histoire de la langue latine, page 279), « ni durant les derniers siècles de l’Empire [romain] ni durant les grandes invasions, personne n’a écrit volontairement comme on parlait. Si bas que soit tombé l’enseignement, les maîtres ont toujours admis que l’on devait rester fidèle à la tradition du latin écrit. [Cependant,] aux VIe et VIIe siècles, les difficultés étaient telles que même un évêque cultivé, comme Grégoire de Tours, écrivait déjà un latin fortement altéré par la langue courante ». C’est pourquoi il n’est vraiment pas étonnant que Aniciacum soit, plusieurs siècles plus tard, devenu Anesciacum, même sur un document officiel !
L’étymologie n’étant pas une science exacte, l’origine du nom Annecy a connu plusieurs explications fantaisistes. Par exemple, l’historien et archiviste Pierre Duparc relève l’une d’elles, qui a fait long feu, dans la Revue savoisienne du 1er janvier 1943, où il présente l’ouvrage de Théophile Perrenot, La toponymie burgonde, publié en 1942 à Paris sous l’occupation allemande. Après les politesses d’usage entre érudits, Pierre Duparc émet « des réserves sur l’importance que l’auteur accorde à l’apport germanique » en Savoie. Il ajoute que Théophile Perrenot, « qui s’est passionné pour les Burgondes [installés en Sapaudia durant moins d’un siècle, de 443 à 534 apr. J.-C.], est un germaniste, et il est certain que, parfois, il s’est laissé entraîner par sa spécialisation, et que certaines de ses étymologies sont contestables ». [Ah ! qu’en termes galants, ces choses-là sont mises ! dirait Philinte.] Pierre Duparc va ensuite droit au but : « Théophile Perrenot propose une étymologie nouvelle du nom d’Annecy. Suivant l’opinion généralement admise aujourd’hui » [en 1943, et plus encore en 2023 !], à la suite notamment « des travaux si remarquables de Charles Marteaux, on fait venir Annecy d’Aniciacum, la propriété fondée par Anicius. Théophile Perrenot, lui, repousse cette étymologie romane, et voit dans Anersiacum [???], forme ancienne du nom, l’adjectif burgonde aneric », qui signifierait « très fort ou très puissant ». Effectivement, dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France, tome VIII, édité de 1867 à 1880, on trouve cette forme Anersiacum, mais elle est démentie par l'évolution du mot qui, dans toutes ses variations, ne comporte jamais de r. Voir l'acte de donation au complet : Diploma Lotharii.
Définitions :
N.B. Henry d’Arbois de Jubainville explique (op. cit., page 95) le rapport étroit entre fundus et villa : « Fundus et villa sont deux termes corrélatifs. Le fundus est la portion du sol qui forme une exploitation agricole appartenant à un propriétaire déterminé. La villa est le groupe des bâtiments où le propriétaire du fundus se loge, et qui servent à l’exploitation. Il n’y a pas de fundus sans villa ni de villa sans fundus. Supprimez la villa, le fundus est réduit à l’état d’ager (« terrain quelconque ») ou de locus (« lieu quelconque »). Supprimez le fundus, la villa n’est plus qu’un aedificium (« bâtiment quelconque »). »